Il la fixe, interdit, le silence s'étant installé à la table. Non pas que Mortimer eût été en pleine discussion - il avait beau tenter de s'intégrer à son équipe, il était plus souvent le témoin silencieux de leurs débats plutôt qu'un réel participant. Mais manger avec eux lui faisait plaisir (parfois); en tout cas, aujourd'hui c'était ce qu'il avait décidé de faire, parce qu'il ne pouvait plus manger avec Austin tant que cette histoire de Cosmos conflictuel ne s'était pas résolue.

Il était justement en train d'y penser : cette situation accaparait toute son énergie mentale et il n'était pas tout à fait sûr que la séance de spiritisme avec Damien ait fonctionné, malgré son résultat… surprenant, disons. Il fallait qu'il trouve une autre solution pour entrer en contact avec les Grands Anciens; et pourquoi ne pas utiliser ses Pokémons pour ça, justement ? Certains étaient des avatars des Anciens, ça il le savait : Mimiqui, Sinistrail, Tentacruel et Vorast--

C'est là que Skye était venue interrompre ses pensées. Une Vorastérie sous forme humaine ou bien l'inverse - une Vorastérie presque familière qui était apparue, comme invoquée, pile quand il y avait pensé; qui le connaissait par son prénom et disait avoir quelque chose pour lui.
Derrière ses verres teintés, les yeux de Mortimer se mirent à briller. Il n'avait pas à aller chercher les Anciens, finalement ! C'était eux qui venaient à lui !

— … oui ? souffle-t-il en un murmure, le cœur palpitant. Évidemment, rien ne laisse transparaître ses pensées folles - lui, il attend les instructions de son dieu, c'est tout.

Un cadeau, disaient les dieux, et ils lui tendaient une pokéball comme en offrande. C'était étrange - d'habitude, c'était l'inverse, c'était lui qui déposaient des choses à leurs autels ! Mais peut-être était-ce la preuve que l'œuvre de Damien n'avait pas été vaine : et si, finalement, les deux rigolos avaient réussi à inverser le mauvais karma de Mortimer ? A le rendre à nouveau apprécié des Anciens ? Il ne voyait pas comment expliquer autrement cette soudaine apparition - et il semblerait que pour faire la paix, pour sceller leur alliance, les Anciens lui donnent un Pokémon comme preuve matérielle de leur existence.

Mortimer ne bougeait pas de son siège et pourtant, il vibrait d'excitation. Quel Pokémon était-ce ? Comme en réponse, Max sort la tête du col de sa chemise (comme ça, on aurait dit que Mortimer avait une grosse tumeur dans le cou), et il offre un sourire lent à Skye. Peut-être l'a-t-il reconnue, lui, ou a-t-il perçu l'appel poisseux du mystérieux confrère caché dans la pokéball.

— Mon charme ? relève l'intéressé avec son éternel sourire en coin - c'est étonnant que la remarque ne lui soit pas passée au-dessus de la tête tant il est impatient de découvrir son cadeau. Il ne comprend pas trop pourquoi les dieux auraient quoi que ce soit à faire de son charme; à moins qu'ils ne soient juste très contents de savoir leur Élu aussi bien placé dans la société et aussi influent dans son travail. Oui, c'était sans doute ça. Satisfait, il va doucement saisir le précieux cadeau, et leurs mains se frôlent - celle, gantée, de la Vorastérie; et la sienne, pâle et blanchâtre.

C'est quand même… étrange, non ? Tous ces avatars pokémonesques qui n'arrêtent pas d'apparaître dans sa vie. Leur attitude est souvent similaire, d'ailleurs - plutôt calme et déférente. Mortimer fronce les sourcils - très légèrement, dans une mimique à peine perceptible. Y avait-il un lien… ?

— Je… Je ne comprends pas, admet-il à mi-voix, son expression si impatiente se muant très vite en une mine perplexe de chien perdu. Ses Anciens pouvaient-ils le guider… ?

— NON !! s’écrient en chœur plusieurs collègues attablés là. Ils n’avaient pas manqué une miette de la scène et si Mortimer ne pensait pas grand-chose d’intelligent, ce n’était pas leur cas : au vu de la dégaine de Skye, elle devait être aussi perchée que lui - et si le Pokémon qu’elle lui offrait était à la hauteur de l’énergumène et du reste de ses Pokémons… Personne ne voulait qu’on le libère ici. Ils ne voulaient pas imaginer l’espèce d’horreur qui allaient en sortir et le chaos qu’elle pouvait être capable de déclencher - Austin avait déjà bousillé leurs bureaux une fois en libérant Tutétékri, c’était suffisant merci !

Certains collègues s’étaient carrément levés de leurs chaises, les mains tendues vers la pokéball dans un élan de désespoir. Mortimer, interdit, les regardait avec un air innocent et interrogateur - à quoi l’un d’eux décide d’agir et de prendre les choses en main.
— Ecoute Mortimer, et si tu… et si tu prenais ta copine et que vous alliez discuter dehors, hein ? Comme ça personne d’autre que toi ne verra ta surprise !
L’argument fait mouche : c’était vrai, tiens ! C’était sa surprise à lui et Mortimer n’était pas du genre à partager.

— T’as bien raison Jean-Pierre ! Sur quoi il se lève, prend la lettre sur la table et la glisse entre les doigts qui tiennent également la pokéball mystère et, de l’autre main, saisit celle de Skye pour la tirer à sa suite hors de la cafétéria, sous les regards médusés de l’assemblée. Évidemment, nulle brutalité dans ses gestes : Mortimer ne lui laisse pas le choix, mais est aussi doux qu’un agneau.

Il la mène ainsi vers les ascenseurs de la tour - un endroit désert à l’heure du déjeuner. Pas la peine de faire toute la descente jusqu’à dehors (c’était beaucoup trop long !), il préfère s’arrêter dans l’espace vide, assez spacieux, qui précède les quatre ascenseurs inertes.

— J’admets que j’avais pensé que vous viendriez chez moi, plutôt qu’à la cafétéria de mon boulot ! Il sourit encore, prêt à reprendre leur discussion. Il n’ouvre pas la lettre, supposant tout naturellement qu’il s’agissait d’instructions sur la suite de ce qu’il devrait faire pour leur plaire, et qu’il ferait mieux de la lire dans l’intimité de sa cave de Cultiste, avec peut-être l’inquiétante présence de Chiffon en guise de toute compagnie.

Les Grands Anciens étaient étonnamment bien plus polis que Mortimer ne l’aurait cru; ils pensaient avoir besoin de son accord ? L’estimaient-ils à ce point ? Gonflé d’orgueil, notre Mortimer sent un sourire, absolument sincère et innocent cette fois, lui étirer les lèvres. La séance de spiritisme avait été l’invitation parfaite, mais peut-être n’avaient-ils pas reçu le message ? Ils avaient dû faire une erreur quelque part, parce que le machin qui leur avait répondu était plutôt une apparition des Enfers que du Cosmos…

— Bien sûr que je le sais ! répond-il avec une douceur contrastant nettement avec son excitation. Il n’était pas l’Élu pour rien et il se savait investi de la plus importante mission. Ma réponse, vous l’avez déjà. Après tout, rien de ce que pouvait contenir cette lettre divine ne pouvait le faire changer de foi - quoi qu’il arrive, il était et resterait à jamais un Cultiste des Abysses. Je suis votre humble obligé, précise-t-il avec un respect qu’il ne témoigne d’habitude qu’à Louise - un subtil mélange de déférence et d’espièglerie. Il se penche,  une main sur le ventre, dans une révérence toute Galarienne, et continue : Je vous remercie déjà pour toute votre attention. J’en serai à la hauteur.

Et maintenant, quoi ? Devait-il lire la lettre tout de suite? Libérer le Pokémon? Ne serait-il pas plus approprié de mettre les formes devant une cérémonie si importante ? Il devait aller chercher des bougies, au moins !

…
404 Mortimer not found.

Appelez-ça un bug ou un brain fart, en tout cas Mortimer se fige et ne réagit pas, son cerveau tentant tant bien que mal de comprendre la situation. A bien y réfléchir, c'est sans doute une réaction primaire face à une menace - dans son cas, plutôt que de fuir ou de combattre, il se paralyse. Il n'est pas sûr de ce qui se passe mais une chose au moins s'éclaircit dans son esprit : les Grands Anciens avaient fini d'utiliser leur avatar, maintenant celui-ci était en roue libre et il était vraiment, mais alors vraiment chelou !

Ou peut-être était-ce Mortimer l'anomalie de l'histoire. Non - les deux, en fait ! Ils se complétaient tant ces deux-là et, à les voir s'embrasser là, Tentacules et Vorastérie, personne n'en aurait douté. D'ailleurs, malgré lui, il profite du moment - ce n'est pas tous les jours qu'il se fait embrasser (même si, dernièrement, il avait tendance à se faire agresser par tout un chacun) et la sensation est nouvelle pour lui. Inexpérimenté, le Mortimer ? Et comment ! Qui voudrait de lui, en même temps ? Son adolescence fut un désastre niveau sentimental, et il n'avait rien appris qui puisse l'aider à l'âge adulte. C'était une cause perdue et pourtant, il y en avait en ce triste monde qui y trouvaient quelque chose d'attirant.

Moi je ne les comprends pas et d'ailleurs je les plains - ces braves gens méritent de bien meilleurs partenaires potentiels que notre effroyable Mortimer ! Enfin, c'est leur choix.
Mortimer justement, il observe Skye d'un air perdu, maintenant qu'elle l'a relâché. Elle a décidément bien choisi son costume : les Vorastéries chassent en piégeant, et son roleplay avait été parfait. Les lèvres entrouvertes dans une expression de désarroi, il laisse planer un silence avant d'inspirer sèchement d'un coup, comme s'il reprenait soudain vie.

— Je… Voilà. C'était tout ce qu'il pouvait dire. Merci Mortimer, au revoir.
Et au revoir en effet, parce qu'il sourit, les lèvres pincées et le regard incertain, puis détourne les talons pour aller appeler l'ascenseur le plus proche. Dans un calme impressionnant. Vite, vite, dépêche !! panique-t-il intérieurement, mais sans rien laisser paraître. Et l'ascenseur, à la pointe de la technologie Odysséenne, arrive en moins de temps qu'il ne faut pour le dire - et l'ignoble Mortimer s'y engouffre et appuie tout aussi frénétiquement sur le bouton pour fermer les portes et descendre. Vite, vite, dépêche !!

Les portes salvatrices se ferment, enfermant Mortimer dans un petit écrin de sécurité. Il ne respire que quand l'ascenseur commence sa descente; mais c'est avec difficulté - l'air ne passe pas, ou bien il lui brûle la gorge. Ses mains tremblent et il laisse échapper la pokéball - ce n'est que là qu'il s'en souvient et, en se penchant pour la ramasser, il se souvient également de la lettre rose. Il ne découvrira le message virtuel de Skye que trop tard, son téléphone étant resté en silencieux - et puis, il a plus important à lire sur le coup.

Alors, doucement, il ouvre l'enveloppe. Des confettis et des paillettes en tombent, et il découvre le message avec un regard effaré. Des mots qu'il lit mais qu'il ne comprend pas - des mots qu'on ne lui a jamais dit et, s'il en saisit la signification théorique, il n'en comprend pas l'émotion. L'aimer, lui ? Mais pourquoi ? Et comment ? Enfin, le nom signé le marque - ce même nom qui revient, encore et toujours, sans que jamais il n'y fasse vraiment attention.

Sauf maintenant. Skye.
Skye, l'Octillery avec qui il avait eu rendez-vous, la seule apparence qu'il avait liée à ce nom.
Skye, le séduisant Lugulabre aux côtés de Pandora.
Skye, la Vorastérie.

Et il ne sait même pas, Mortimer, qu'il en a raté d'autres - il zappe l'Otaquin et peut-être même d'autres apparitions fugaces. Mais tout de même, il comprend. Il fait enfin le lien entre toutes ces apparences, entre cette personnalité atypique mais toujours similaire qu'il ne cessait de recroiser. Et elle… elle l'aimait ?

Il s'écroule, Mortimer, accablé sous le poids de sentiments qui le dépassent. Tout se chamboule dans sa tête et dans son cœur; et il se laisse glisser au sol, la tête dans les mains, les mâchoires serrées et les yeux brûlant de larmes. Un adulte de son âge n'aurait pas dû réagir ainsi mais, en fin de compte, est-ce si surprenant ? On dit toujours de lui qu'il est étrange, intenable, surexcité et socially awkward - peut-être est-ce finalement plus correct de dire que son intelligence émotionnelle est celle d'un enfant, ou au moins d'un adolescent tout juste pubère. Il ne sait pas gérer ce genre de choses.

Sans doute a-t-il besoin de quelqu'un de plus ferme et de plus ancré pour le guider sur ce chemin. Il partage avec Skye cette naïveté toute enfantine, mais dans deux pôles parfaitement opposés; et s'ils sont si similaires, peut-être ne seraient-ils qu'un désastre l'un pour l'autre… ou peut-être pas. Peut-être auraient-ils pu se découvrir et grandir ensemble, dans une relation à peine malsaine. Peut-être le peuvent-ils encore.

Mais pour l'instant, Mortimer est dévasté et seul, terriblement seul. Pourtant, un étrange sentiment de réconfort irradie de la pokéball, et il sent que ce qui est enfermé là n'est que bonté, patience et compassion. Et intelligence aussi, car il ne veut pas en sortir - un choix judicieux car, Mortimer l'ignore, mais un Muplodocus de 150 kg, ce n'est pas très bon pour un ascenseur.

Quand les portes s'ouvrent enfin au rez-de-chaussée de la tour, Mortimer a réussi à se reprendre en main. Debout et droit, les yeux secs, il a tout de sa démarche habituelle - si ce n'est son absence de sourire et son visage terriblement sérieux (voire abattu). Travailler aux tours d'Odyssey a son lot d'avantages, et notamment un casier à disposition de chaque employé. Il se dirige à grandes enjambées vers le sien, qu'il utilise pour ranger tout et n'importe quoi (comprenez par là que c'est un bordel sans nom), y dépose la précieuse pokéball qu'il découvrirait plus tard, une fois qu'il serait dans un meilleur état mental, et en sort une autre pokéball, d'un vert foncé au liseré rouge. Il sort également son bloc de post-it mauves en forme de poulpe ainsi qu'un stylo-bille ridicule avec un pompon bleu et une figurine de Tentacool se dandinant sur un ressort au bout du capuchon, et commence à écrire un message. Il utilise même plusieurs post-it qu'il colle les uns aux autres dans une espèce de ribambelle de papier puis, quand il a tout écrit, il ferme son casier pour aller chercher celui de Skye.

Oh, il y en a beaucoup, des employés à Odyssey ! Et tout autant de casiers, même plus pour les employés intermittents comme Skye ! Mais elle en a bien un. Est-il utilisé ? Difficile à dire, car il est reclus dans un coin éloigné, et Mortimer met bien une demi-heure à le trouver. Mais enfin, il est sûr de ne pas s'être trompé cette fois, et il plaque la ribambelle de post-it sur la porte du casier, puis dépose la pokéball vert foncé à son sommet. Il n'avait plus qu'à espérer qu'il n'y ait pas de voleurs dans les parages… Lui, il s'en va aussitôt son cadeau déposé, et retourne vers les ascenseurs pour remonter travailler.

Skye, je suis vraiment désolé. Je ne sais pas comment réagir à ce genre de chose. Pardonne-moi, je t'en prie. Je suis sincèrement touché par ta lettre. Merci de m'aimer.
Regarde au-dessus du casier, je t'y ai laissé quelque chose pour me faire pardonner. Je m'y connais peu en Pokémons mais je connais bien les gachas : c'est un Pokémon très prisé et rare que je te laisse. Je sais que tu en prendras soin, ou alors tu peux le vendre, il te rapportera gros. C'est le moins que je puisse faire. Je t'apprécie beaucoup.

PS : Ne te laisse pas avoir si tu le vends.
PPS : Pas à moins de 70 pièces, il les vaut largement !